Le crowdfunding immobilier, autrefois perçu comme une alternative dynamique et accessible pour financer des projets immobiliers, traverse une période de turbulences. Un rapport de l’AMF met en lumière un ralentissement inédit de la collecte. Après avoir atteint un pic à 1,289 Md€ en 2022, la collecte a chuté de -20 % en 2023, atteignant 1,026 Md€. Selon les données de Hellocrowdfunding, basées sur un échantillon des cinq premières plateformes en collecte cumulée, un tableau encore plus sombre se dessine pour 2024. Elles révèlent une diminution de -62 % par rapport à 2023, soit une contraction de près de 75 % par rapport à 2022. Ces chiffres témoignent de l’ampleur des difficultés rencontrées par les principaux acteurs du secteur, qui subissent de plein fouet l’impact d’un contexte économique défavorable et d’une perte d’engouement des investisseurs. Certaines plateformes, comme La Première Brique, Bricks ou Tokimo, ont su tirer leur épingle du jeu en adoptant une stratégie distincte. Elles se sont concentrées sur des opérations de taille réduite, souvent en financement de premier rang, tout en s’adressant à un public beaucoup plus large via une collecte retail avec des tickets d’entrée accessibles dès 1 €, contre environ 1 000 € pour les acteurs historiques.
Les raisons du ralentissement selon l’AMF
Le rapport avance plusieurs explications pour ce repli :
- Un contexte économique défavorable : la hausse des taux d’intérêt, l’inflation et la crise immobilière ont alourdi les coûts des porteurs de projets. Cela a freiné les nouveaux investissements tout en compliquant la finalisation des projets en cours.
- Des retards croissants : environ 30 % des projets en cours accusent des retards, dont certains dépassent six mois. Ces décalages pèsent sur la liquidité des investisseurs et remettent en question la capacité des plateformes à gérer les risques efficacement.
- Une réduction de la prime de risque : bien que les rendements contractuels affichés aient progressé (10,7 % en 2024 contre 9,6 % en 2022), la prime de risque a diminué, passant de 10 % en 2020 à 8 % en 2024. Cette baisse paradoxale souligne une rentabilité relative en recul malgré un risque croissant.
Le problème des indicateurs biaisés et des pratiques commerciales
L’AMF critique le manque de transparence des plateformes dans leur communication. Les statistiques publiées ne tiennent pas systématiquement compte des projets remboursés avec retard, donnant une image optimiste mais trompeuse de leurs performances. Pour les projets financés en 2019, par exemple, seuls 32,5 % ont été remboursés sans retard, bien loin des chiffres souvent avancés par les plateformes. Ces biais méthodologiques, combinés à une mise en avant excessive des rendements contractuels (souvent entre 10 % et 12 %), encouragent une vision optimiste et peu réaliste des risques. Cette situation explique en partie pourquoi les investisseurs, confrontés à ces incertitudes, se montrent plus prudents dans leurs réinvestissements. La durée moyenne de collecte par projet est ainsi passée de 11,6 jours en 2021 à 17,8 jours en 2024, traduisant un intérêt en net recul.
Le débat autour des paiements intermédiaires
L’AMF propose de remettre en question le modèle de remboursement in fine pour le remplacer par des paiements intermédiaires. Cependant, cette recommandation soulève des doutes légitimes :
- Une réalité économique contraignante : la structuration financière des projets immobiliers ne permet pas, sauf rares exceptions, d’effectuer des paiements intermédiaires via des coupons, car les projets ne génèrent généralement pas de revenus avant la vente des biens, à l’exception des cas où des loyers peuvent être perçus.
- Des contraintes supplémentaires liées à la dette bancaire : Lorsqu’un projet combine dette bancaire et financement obligataire, la priorité est donnée aux banques pour le remboursement. Cela laisse peu, voire pas de place, pour payer des coupons obligataires.
- Un mécanisme artificiel : certaines plateformes qui ont introduit des coupons mensuels utilisent des mécanismes de cash reserve, créant un système où les investisseurs sont en réalité remboursés avec une partie de leurs propres fonds. Cette pratique, bien que séduisante à court terme, repose sur un artifice financier insoutenable qui amplifie les risques pour les porteurs de projets et les investisseurs. En fin de compte, ce modèle profite surtout aux plateformes elles-mêmes, qui augmentent artificiellement les montants collectés, maximisant ainsi leurs commissions sans garantir une gestion rigoureuse des risques.
La cupidité, moteur et frein du crowdfunding immobilier
Au cœur de ces mécanismes se trouve un facteur clé : la cupidité. Comme l’a si bien résumé Gordon Gekko dans le célèbre film Wall Street : "Greed is good". Cette phrase, provocante, prend tout son sens lorsqu’on observe le fonctionnement du crowdfunding immobilier. La cupidité, ou le désir de gains rapides et importants, a joué un rôle moteur dans l’essor du crowdfunding immobilier. Les investisseurs, attirés par des rendements prometteurs, ont injecté massivement des capitaux. Les plateformes, quant à elles, ont capitalisé sur cette appétence pour proposer des projets aux rendements attractifs, parfois au détriment d’une évaluation rigoureuse des risques. Dans cette chaîne, certains prescripteurs – conseillers en gestion de patrimoine, gestionnaires de fortunes, et autres intermédiaires – ont eux aussi tiré profit de la dynamique, percevant des commissions indépendamment de la qualité ou des risques des projets. En cherchant à maximiser les volumes collectés et les commissions perçues, certaines plateformes ont mis en place des modèles insoutenables à long terme.
Et maintenant ?
Le crowdfunding immobilier est-il condamné à répéter les erreurs du passé, où la quête de rendement se fait au détriment de la viabilité des projets ? Ou les acteurs du marché sauront-ils trouver un équilibre entre ambition et prudence, en instaurant des pratiques plus transparentes et réalistes ? Finalement, la question reste ouverte : dans un environnement où la cupidité reste un moteur inévitable, peut-on réellement espérer un changement de paradigme ? Gordon Gekko avait raison sur un point : la cupidité est un formidable levier de croissance. Mais jusqu’où les plateformes et les investisseurs sont-ils prêts à aller avant que ce levier ne se retourne contre eux ?